Mon cousin Kasper Elof Imant appartient au tempérament mélancolique... ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il a le foie gros, la taille mince, les cheveux bruns tirant sur le noir, le regard vif, le nez long et légèrement crochu, les joues sèches, fouettées de quelques fils rouges, les lèvres vermeilles, les dents blanches, le menton avancé et l’échine maigre. On le voyait souvent, autrefois, se promener d’un air rêveur, les épaules voûtées, dans l’avenue des Platanes, à Birkenfeld ; ses yeux perçants prenaient alors une expression abattue, et les plus jolies filles de la ville le plaignaient de son infortune, quoiqu’il jouît de quinze à vingt mille livres de rente et d’un excellent appétit... Elles lui supposaient une maladie quelconque, et voulaient l’en guérir. « Ce pauvre M. Elof, se disaient-elles, ne se consolera jamais de la perte de sa mère ; il lui faudrait les joies, les douceurs de la famille, pour effacer de son âme cette impression douloureuse... une jeune épouse, des petits enfants, etc. » Notez bien que mon cousin Elof n’avait pas six ans à la mort de sa mère, et qu’il touchait alors à la trentaine. Moi, j’allais lui raconter ces petites historiettes ; il en souriait finement, puis redevenait tout à coup sombre et rêveur.

Notre tante Catherine, la veuve du conseiller Weinland, donnait, à cette époque, de petites soirées musicales où se trouvaient réunies une foule de jeunes personnes charmantes. J’ai toujours pensé que la digne femme, possédée d’une vocation matrimoniale singulière, voulait marier ses neveux, et favoriser, comme on dit, les sympathies réciproques. Quoi qu’il en soit, Elof et moi, bon gré, mal gré, nous assistions à ces réunions qui nous ennuyaient beaucoup ; mais que ne fait-on pas pour une tante ornée de trois vignobles, et d’une magnifique campagne aux environs de Francfort ? Elle tenait à nous entendre chanter le duo langouroso :

 

Ce qu’il me faut à moi...

C’est toi !... c’est toi ! c’est toi !...

 

avec mademoiselle Ophélia, ou mademoiselle Fridoline... et nous le chantions. Elle exigeait que nous fissions les honneurs de la crème fouettée et du kougelhoff... et nous les faisions, ces honneurs. Elle nous morigénait sur notre tenue, sur le nœud de notre cravate, ou la tournure de notre moustache, et nous l’écoutions avec la plus parfaite condescendance... moi, riant et répondant : « Vous avez raison, chère tante, toujours raison !... » Elof, le coude sur le piano, l’air boudeur, mais résigné. Puis arrivaient les causettes, les petits caquets : Mme la conseillère ou Mme la baronne en détachaient sur les absents... Venaient-ils à paraître ?... c’étaient des exclamations de plaisir : « Quel bonheur de vous voir !... Oh ! nous ne comptions plus sur vous... Nous n’osions espérer, etc. » Et les chères personnes échangeaient des sourires... de grands saluts... des embrassades !...

– Hé ! hé ! hé ! délicieux... délicieux... Mariez-vous... mariez-vous donc !

Or un soir, après le duo, la ballade obligée et l’ariette du Colibri joli, quelques-unes de ces dames, patronnesses de la loterie de charité, causaient entre elles d’une certaine mendiante de la bourse des pauvres, qui venait de mourir à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Mme la baronne Freidag dépeignait avec attendrissement cette mort édifiante... Elof, assis dans l’embrasure d’une fenêtre, le cou tendu, paraissait fort attentif. Tout à coup, profitant d’un silence, il se prit à demander :

– Madame la baronne a vu sans doute mourir beaucoup de monde, dans ses pieuses visites, depuis quinze ans ?

L’accent, le regard, l’attitude d’Elof stupéfièrent tous les assistants ; moi-même, je lui trouvai quelque chose de fort bizarre.

– Beaucoup, monsieur, répondit la baronne, dont les joues avaient pris une teinte animée.

– Et, fit Elof, tous ces morts avaient les yeux ouverts ?

– Tous, dit la baronne.

– Et la bouche aussi, madame ?

– Oui, c’est vrai, la bouche aussi.

– Je le savais ! dit Elof en inclinant le front, je le savais !

Puis il retomba dans ses rêveries habituelles.

Ces quelques paroles insignifiantes avaient produit un tel effet sur l’assistance, que je vis plusieurs personnes pâlir. Il faut avouer que c’était un singulier texte de conversation, après la musique du Colibri joli ! Tout notre cercle pressentait là quelque mystère, et la digne tante Catherine, pour ranimer la joie, proposa de danser une valse. On dansa, mais chacun se sentait mal à l’aise. Vers onze heures, Elof disparut, et dix minutes après on entendait rouler les dernières voitures dans la rue silencieuse.

Au moment de partir, ma tante me prenant par le bras, s’écria :

– Au nom du ciel, Christian, que se passe-t-il ? Est-ce qu’Elof est devenu fou ?

– Hé ! chère tante, vous connaissez son caractère fantasque... Et puis, franchement, qu’a-t-il dit de mal ?

– Sans doute... C’est cette baronne avec ses histoires de morts et de mourants... Allons, n’y pensons plus, Christian... Bonne nuit !

Je sortis tout pensif. Au loin brûlait la mèche fumeuse d’un réverbère. Je ne sais pourquoi, mais en regagnant mon logis, rue des Capucins, je me sentis frissonner. Avant de me coucher, chose extraordinaire, je regardai sous mon lit. Il me semblait qu’un péril imminent me menaçait ; je ne savais ce que cela pouvait être, mais toute la nuit des visions bizarres me traversèrent l’esprit. Je m’éveillai plusieurs fois, écoutant la cime des hauts peupliers bruire à mes fenêtres, et la rivière d’Erbach battre, de son flot monotone, les murailles qui longent mon jardin. Le hélage des mariniers, les cris du wachtmann, prenaient à mes oreilles un sens mystérieux.

Le lendemain, au petit jour, j’étais debout avant cinq heures ; je venais de pousser mes persiennes, et j’écoutais les hirondelles échanger leurs gazouillements sonores sur les gouttières. En ce moment, j’aperçus au loin, dans la rue déserte, Elof qui s’approchait à grands pas, le feutre rabattu sur les yeux, et les plis de son petit manteau noir serrés sur la poitrine. J’allais lui souhaiter le bonjour, quand il tourna brusquement à gauche et gravit l’escalier quatre à quatre. La porte de ma chambre s’ouvrit, et ce brave Elof ne parut nullement surpris de me voir sur pied.

– Christian, me dit-il sans autre préambule, comme archiviste de Birkenfeld, tu dois posséder les documents judiciaires du Hundsrück ?

– Sans doute... mais assieds-toi.

– Merci. À quelle époque remontent ces documents ?

– À cent cinquante ans... au règne de Yeri-Peter le Borgne.

– Bien, très bien, fit-il ; pourrais-tu me confier ceux de l’année 1800 ?

– Impossible ; aucune pièce des archives ne doit sortir de mes mains... mais je puis t’en donner connaissance à la bibliothèque Saint-Christophe, si tu le désires.

– C’est tout ce que je demande, dit-il en se promenant de long en large avec impatience.

– Tu veux partir tout de suite ?

– Oui... certainement... le plus tôt possible.

– L’affaire est donc bien pressante !

Il s’arrêta court, et me fixant de ses yeux noirs :

– Christian, dit-il, tu sauras tout... tout !... Fais-moi le plaisir de mettre ton chapeau.

Il me l’apportait lui-même :

– Prends ta clef et partons !

Cette impatience, chez un homme ordinairement si calme, et surtout le souvenir des questions étranges qu’il avait adressées la veille à la baronne Freidag, surexcitèrent ma curiosité ; je fis ce qu’il voulait, et nous partîmes immédiatement.

La bibliothèque Saint-Christophe est une vieille construction d’ordre roman ; son origine remonte à Charlemagne. Elle a trois hautes salles superposées l’une à l’autre ; un escalier massif en volute monte jusqu’au sommet du toit, d’où l’on découvre, par trois lucarnes, le pays environnant à perte de vue. À chaque étage, et sur chaque face de l’édifice, se trouvent six fenêtres en plein cintre, petites, écrasées, dont la lumière se traîne sur les larges dalles, tandis que les voûtes restent dans l’ombre. Somme toute, c’est une construction barbare, qui n’a de grandeur que par l’élévation de ses murailles, et les souvenirs qu’elle rappelle ; sa situation, hors de la ville, près de la rivière d’Erbach, lui donne un aspect dominateur. On ne se douterait guère que c’est une bibliothèque, d’autant moins que sa lourde porte de chêne reste close depuis le premier jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre.

Nous montâmes l’escalier tournant, éclairé de loin en loin par quelques meurtrières.

– Si ces marches sont usées, dis-je à mon camarade, ce n’est pas ma faute, ni celle des savants de Birkenfeld ; depuis l’année dernière, où le comte Harvig me demanda son arbre généalogique, personne n’a remis les pieds ici.

Arrivés au troisième étage, tandis que je cherchais ma clef, Elof, comme au sortir d’un rêve, s’écria :

– Enfin, je vais donc voir !...

Nous entrâmes dans la grande salle silencieuse. Le soleil brillait alors de tout son éclat et de toute sa fraîcheur matinale ; les trois fenêtres, percées dans les murs extrêmement épais, nous montraient au fond de leurs lorgnettes, les jolis paysages de la plaine ; la rivière, les moulins écumeux et les arbres, dont le feuillage se découpait avec une netteté surprenante. L’intérieur était sombre, la grande table couverte de cette fine poussière que tamise la solitude. Elof, en regardant les grands rayons de chêne chargés de paperasses innombrables, fit une exclamation de surprise ; moi, je poussai mon échelle roulante dans l’un des angles les plus obscurs, et demandai :

– Quels documents veux-tu voir ?

– Ceux de l’année 1800.

– Bien, cela se rapporte à l’an VIII de la République, une et indivisible ; nous faisions alors partie du département de la Sarre.

Et je me mis à gravir l’échelle. Au bout de cinq minutes, j’en redescendis, tenant un énorme volume sous le bras. Nous prîmes place sur deux petits fauteuils de noyer, à dossier plat, sans bourre ni coussin, à la mode du dernier siècle, et j’étalai mon volume sur la table. Qui nous eût vus, penchés l’un vers l’autre, dessinant notre noire silhouette sur les vitraux armoriés, nous eût pris pour l’apparition fantastique de Merlin et du petit bonhomme de Liège, fouillant leur grimoire. Je lisais les en-têtes ; Elof, les yeux brillant d’une attention fébrile, murmurait de temps en temps :

– Va... va toujours... cousin... ce n’est pas encore cela !

Nous avions parcouru de la sorte les deux premiers tiers du volume, et l’impatience me gagnait, quand je lus enfin :

Extrait du registre du tribunal criminel du département de la Sarre, an VIII, au nom du peuple français, vu par le tribunal criminel du département de la Sarre, l’acte d’accusation dressé le 9 fructidor, an VIII, contre Philippe Gilger, dont la teneur suit...

– Ah ! ah ! s’écria Elof, nous y sommes !... Lis plus haut, cousin.

Le regard d’Elof prit une telle fixité que j’en fus troublé. Le son de ma propre voix, répété par la voûte, me faisait éprouver de vagues terreurs. Je poursuivis :

Le directeur du jury de l’arrondissement de Birkenfeld expose que, le 21 ventôse dernier, Mangel et Denier, gendarmes du département de la Sarre, demeurant à Coussel, porteurs du mandat d’arrêt, délivré le 20 ventôse dernier, par l’office de police judiciaire du canton de Grümbach, contre Philippe Gilger, natif de Wieswiller, prévenu de complicité de vol et de meurtre, ont conduit à la maison d’arrêt de Birkenfeld la personne dudit Gilger, et remis les pièces le concernant au greffe dudit jury ; qu’aucune partie plaignante ne s’étant présentée dans les deux jours de la remise, le directeur du jury a procédé d’office à l’examen des pièces relatives aux causes de l’arrestation et de la détention dudit Gilger, et qu’il résulte de ces pièces :

1° Que six personnes, dont quatre de Hundsbach, et deux de Schweinscheid, revenant le 27 frimaire dernier de la foire, qui se tenait le jour d’avant à Birkenfeld, ont été assaillies sur la grande route, vers neuf heures du matin, par trois brigands, au nombre desquels se trouvait Gilger ; que ces brigands, le pistolet au poing, se sont fait remettre par les voyageurs, la somme de quatre-vingt-quinze florins ;

2° Que, le même jour, un boucher de Meisenheim, ayant passé la nuit à la ferme de Wickenhof, et revenant également de la foire de Birkenfeld, s’est vu attaqué par les mêmes brigands, et forcé de leur remettre deux cent quatre-vingts et quelques florins.

Suivait l’énumération d’une foule d’autres vols commis par Gilger et ses complices ; Elof en écoutait la lecture sans s’émouvoir davantage, ce qui me faisait supposer qu’il n’y trouvait pas son affaire. Nous arrivâmes enfin au vingt-sixième chef d’accusation :

26e Le directeur du jury expose en outre que, le 13 pluviôse dernier, quatre voleurs armés de fusils, à la tête desquels se trouvait Philippe Gilger, se sont introduits, entre une et deux heures de la nuit, dans un moulin près de Birkenfeld, et ce, par une fenêtre basse, en y forçant un barreau de fer ; que les voleurs, à l’aide de cette effraction, étant parvenus à la porte de la chambre du meunier Pierre Ringel...

Elof m’interrompit en cet endroit par une sorte de cri rauque ; je levai les yeux, sa pâleur m’épouvanta.

– Oui... oui... dit-il avec un sourire lugubre... c’est bien cela ! Poursuis, Christian, je t’écoute.

Malgré mon émotion, je repris :

Qu’étant parvenus à la porte de la chambre du meunier Pierre Ringel, laquelle donne dans l’intérieur du moulin, ils ont brisé la petite vitre enclavée dans la porte, et qu’ayant introduit les canons de leurs fusils par cette ouverture, ils ont forcé le meunier de tirer le verrou ; qu’étant entrés dans la chambre, ils ont exigé de Ringel la remise de son argent, de sa montre, de sa pipe, marquée aux initiales P. R. ; que, fouillant tous les recoins de la demeure, et ne trouvant pas les sommes qu’ils espéraient, non contents de mettre sans cesse le meunier en joue, avec mille imprécations terribles, ils lui ont lié entre les mains de la mèche soufrée ; que, dans cette extrémité, Ringel, poussé à bout par la douleur, ayant voulu se défendre, ils l’ont assommé à coups de crosse, et jeté ensuite par une fenêtre dans la fosse du moulin... où son cadavre n’a pu être retrouvé, malgré toutes les recherches ; ce qui fait supposer qu’il aura été entraîné par la force du courant.

27e Que, le 16 ventôse dernier, Philippe Gilger...

– Cela suffit, interrompit Elof ; toutes mes suppositions sont vérifiées... Christian, tu vas apprendre des choses qui te feront dresser les cheveux sur la tête... Mais voyons d’abord le dénouement de ce drame, tel que le rapporte l’extrait du registre de Trèves.

Je tournai plusieurs feuillets, et je lus la déclaration du jury d’accusation de Birkenfeld... L’ordonnance de prise de corps rendue le 11 fructidor... Enfin, la déclaration unanime du jury spécial de jugement, sur les innombrables questions de l’acte d’accusation. Puis, en conséquence de cette déclaration, le jugement conçu en ces termes :

Le tribunal criminel du département de la Sarre, après avoir entendu le substitut du commissaire du gouvernement, en ses conclusions, sur l’application de la loi, l’accusé et ses défenseurs officieux, et en avoir délibéré ;

Condamne Pierre Gilger à la peine de mort, conformément, etc... le condamne en outre aux frais de procédure, etc.

Fait, prononcé et interprété, en l’audience publique du tribunal de Trèves ; le 29 brumaire, an IX de la République française, une et indivisible, à six heures du matin. Signé : Buchel, président ; Bauter, Volbach, Hertzerod et Warnier, juges du tribunal, qui ont tous signé à la minute du présent jugement. Pour copie conforme être jointe aux pièces, signé : Buchel, président, et Warnier, greffier.

– Quel malheur ! dit Elof... quel malheur ! Cet homme était innocent !

– Innocent ! D’où le sais-tu ?

– Je le sais... je le sais... n’importe de quelle manière... j’en suis sûr !

Il courait par la salle d’un air hagard, et sa longue figure jaune prenait des teintes verdâtres.

– Ah ! voilà... voilà ce qui m’obsède depuis vingt-cinq ans, s’écriait-il... voilà ce qui m’a rendu sombre... mélancolique...

Enfin, il vint reprendre sa place et me dit de l’accent le plus ferme... le plus positif :

– Je suis loin de prétendre, Christian, que ce Gilger ait été un honnête homme ; tout ce que l’acte d’accusation rapporte est vrai, sauf le meurtre du meunier... Oui, Gilger était un misérable, un voleur de grand chemin... il a vécu de pillage et de rapines, mais il n’a pas tué Ringel.

– Qui donc l’a tué ? lui demandai-je, ébranlé par son accent convaincu.

– Voici comment les choses se sont passées, dit-il. Le 13 pluviôse, an VIII, entre une et deux heures du matin, la pluie tombait par torrents. Ringel, veuf depuis cinq ans, s’était éveillé dans la chambre de derrière, faisant face à la roue du moulin. Il entendait l’eau bouillonner dans la grande fosse... et n’ayant pas eu la précaution d’abaisser l’écluse avant d’aller se coucher, il craignit de voir la digue emportée par le débordement. C’était un homme de soixante à soixante-cinq ans, encore solide, la tête grise et le caractère fort rapace. Après avoir écouté le bruit de ce déluge quelques instants, il se leva pour battre le briquet et tourner le gros écrou du déversoir, mais au même instant un bruit rauque frappa son oreille...

À cet endroit de son récit, Elof devint pâle comme la mort... ses yeux brillèrent, il pencha légèrement la tête, et l’on eût dit qu’il écoutait... Moi, j’avais peur !

– Il entendit un bruit rauque, reprit-il avec un soupir saccadé... un bruit rauque dans le moulin... une sorte de grincement sinistre, très distinct malgré le bouillonnement de l’eau, qui s’élançait des gouttières et qui tombait en nappes le long du toit... malgré aussi l’immense murmure des saules fouettés par la pluie. Alors Ringel entrouvrit la porte qui donne dans le moulin... il regarda quelques secondes et vit, sur le fond grisâtre d’une lucarne à gauche, plusieurs têtes noires attentives... Et comme sa vue acquérait, par la peur, toute l’acuité de celle du chat dans les ténèbres, il aperçut également un grand levier passé entre les barreaux... Trois hommes pesaient sur ce levier... de là le grincement qu’il avait entendu. Il allait appeler au secours, quand le barreau céda d’un seul coup et sortit de la pierre... En même temps, deux hommes sautèrent dans le moulin... Ringel n’eut que le temps de fermer sa porte et de recommander son âme à Dieu. On parlait depuis quelques mois de meurtres commis aux environs de Birkenfeld... de vols... d’incendies.

» La bande de Schinderhannes exploitait le Hundsrück. Toutes ces idées frappèrent le malheureux, il se jugea perdu. La pluie commençait à faiblir et des pas couraient dans le moulin ; les bandits cherchaient évidemment le maître... Ringel n’avait pas d’armes... Il se souvint que son gendre couchait au-dessus de lui... et comme de grands cris s’élevèrent tout à coup, il ne douta point qu’ils ne l’eussent découvert. Le fait est que le gendre, Hans Omacht, s’était échappé dès le commencement en sautant dans le jardin, d’une hauteur de quinze à vingt pieds... Les bandits venaient de trouver sa fenêtre ouverte. »

Il y eut un instant de silence ; Elof parut se recueillir ; quant à moi, je me demandais par quel moyen il avait pu se procurer ces détails, d’autant plus étranges que le meunier, ayant été assassiné, n’avait pu les confier à personne.

– Tu sauras, reprit mon cousin, qu’une haine sourde existait entre Pierre Ringel et son gendre ; la fille du meunier était morte depuis quelques mois, laissant un enfant, lequel devait succéder naturellement aux biens de sa mère et de son aïeul... Mais Ringel, se voyant seul avec un étranger, et n’éprouvant pas pour l’enfant de sa fille, encore en nourrice, une grande affection, avait résolu de se remarier ; il courtisait une vieille fille de Neustadt, et le gendre, menacé de se voir frustré du moulin et d’un riche héritage, avait conçu la plus profonde aversion pour son beau-père...

– Mais encore une fois, Elof, d’où et par qui sais-tu ces choses ?

– Je le sais, fit-il gravement ; cela suffit. Écoute le reste : la plupart des faits que relate l’acte d’accusation sont exacts, et cela prouve l’esprit observateur de celui qui l’a dressé. Il est très vrai que les brigands, après avoir découvert la retraite de Ringel, brisèrent la vitre de la porte, qu’ils menacèrent de le fusiller par cette ouverture, s’il ne tirait pas le verrou... Il est très vrai que Ringel, ne pouvant se dérober aux canons de leurs fusils, croisés vers les deux angles de la chambre, finit par céder à ces menaces de mort... qu’il ouvrit, et fut maltraité d’une façon horrible... qu’après l’avoir dépouillé de ses vêtements jusqu’à la chemise, et ne pouvant tirer de lui les sommes qu’ils supposaient avec raison cachées dans le moulin, il est encore vrai que les brigands lui lièrent de la mèche soufrée entre les doigts, pour lui arracher des aveux par la souffrance... Mais Ringel, fort avare, aurait supporté la mort, plutôt que de déceler ses cachettes... et d’ailleurs, tandis que l’on battait le briquet pour allumer la mèche, se dégageant de l’étreinte des misérables qui le tenaient à la gorge, il se précipita par une lucarne dans la fosse du moulin. Il était alors environ quatre heures du matin ; la pluie avait cessé... Ringel, élevé sur le bord de l’eau, nageait admirablement... Il se laissa donc aller au courant de l’Erbach, dont les flots, gonflés par les pluies, se précipitaient avec un immense mugissement vers le Rhin. Rien n’eût été plus facile au meunier que d’aborder ; mais, supposant quelques bandits postés le long de la rive, il craignit de retomber entre leurs mains et ne voulut prendre pied que plus bas, au milieu d’un terrain marécageux couvert de roseaux, sûr que pas un bandit ne pouvait se trouver en cet endroit. En effet, au bout de vingt minutes, se sentant fatigué et glacé jusqu’à la mœlle des os, il fit un crochet pour gagner le bord de la mare. En ce moment, la lune, jusqu’alors couverte de nuages, étendit sur la campagne un rayon limpide ; le meunier, haletant, aperçut à quinze pas de lui un homme debout dans un bateau. Il le reconnut : c’était son gendre. « Hans, lui dit-il tout essoufflé, c’est moi ! tends-moi la rame. » Mais Hans, sans répondre, leva la rame... Ringel comprit... il jeta un cri plein d’indignation et de désespoir... La rame lui tomba sur la tête... Il disparut ! Cependant la vigueur du vieillard était telle, qu’après un étourdissement de quelques secondes, il revint à la surface... un second coup de rame le tua ! Voilà comment les choses se sont passées, Christian... C’est pour ce fait que Gilger a été guillotiné à Trèves, tandis que le gendre Omacht est propriétaire du moulin, et jouit de la réputation d’honnête homme !

Elof se tut... et moi, le regardant, la bouche béante, il me semblait voir passer devant mes yeux ce drame lugubre.

– Mais, pour l’amour de Dieu, cousin, repris-je enfin...

– Ce n’est pas tout, interrompit Elof ; hier tu me parus surpris de la question que j’adressai à Mme la baronne Freidag : « Si les morts ont d’habitude les yeux ouverts ? »

– Sans doute, et je ne fus pas le seul que cette question étonna.

– Eh bien, Christian, tu vas savoir pourquoi je l’adressai. Avant tout, il est bon de te dire que je n’ai jamais vu de morts... Rien que l’idée d’aller en voir m’épouvante... Je n’ai vu qu’un mort... un seul... en rêve... dès ma plus tendre enfance... Ce mort, échoué dans les roseaux, avait la bouche ouverte et les yeux aussi... Il me semble toujours le voir... la face pâle, ses grands yeux bleuâtres tournés vers le ciel... le corps battu par les flots, s’agitant doucement... les bras roides, étendus sur la vase où rampent mille insectes immondes, des écrevisses, des grenouilles, tandis qu’au-dessus, les grandes feuilles effilées d’un vieux saule se balancent au souffle de la brise. Je vois ce cadavre nu, abandonné !... Au loin, le paysage désert... les toits bruns de Birkenfeld à l’horizon... quelques oiseaux tournoyant au-dessus dans les airs... Je vois ensuite, le soir, un homme descendre l’Erbach brumeuse, s’approcher du corps, après avoir bien découvert l’immense plaine déserte... puis tirer de son bateau une longue gaffe, et d’un coup vigoureux dans le flanc du cadavre, l’attirer au milieu du courant... Mais le mort surnage... Alors, l’homme lui attache une lourde pierre au cou... il disparaît. Ce mort, c’est le meunier Ringel... et l’homme, c’est son gendre, l’honnête Hans Omacht !

– Mais, Elof, tout ceci n’est qu’un rêve.

– Un rêve ! Pourtant, Christian, tu le vois, mon rêve ne m’avait pas trompé. Les morts ont les yeux ouverts... et la bouche aussi ! Personne ne me l’avait appris... Et d’aussi loin que je me rappelle, quand on parlait de morts, je me les représentais sous la figure effrayante de ce cadavre. D’où me venait cette image ? Était-ce un souvenir ? Non, à l’époque où ces faits se passèrent, je ne vivais pas encore... Était-ce une de ces visions magnétiques dont le monde s’entretient depuis un siècle, sans pouvoir les définir ? Était-ce le fluide vital, qu’on nomme âme, volonté, souffle, et qui se transmettait d’un organisme à l’autre ? Que sais-je, moi ? Mais ce fait, depuis mon enfance, ne cesse de me préoccuper. Te dirai-je une chose encore plus significative... une chose incroyable... absurde... et vraie pourtant ?... Oui, tu sauras tout... je te l’ai promis. Il y a quelques jours, passant au bord de l’Erbach et doutant de mes impressions, me traitant moi-même de visionnaire... tout à coup, malgré ma répugnance instinctive, presque invincible, je me dirigeai vers le moulin. J’y entrai, espérant que la vue de l’intérieur dissiperait de vaines illusions... Et bien ! juge de mon saisissement, lorsque je trouvai toutes choses comme je me l’étais imaginé : la haute charpente avec ses poutres croisées, l’escalier de bois montant au grenier, la meule, la lucarne et son barreau de fer rompu, mais réparé maintenant au moyen d’un double anneau qui lui donne plus de solidité... la chambre de Ringel, et sa petite vitre pour épier le travail intérieur du moulin... tout... tout enfin... jusqu’aux moindres... jusqu’aux plus infimes détails... Je reste stupéfait !... En ce moment, un pas lourd retentit au haut de l’escalier... Ce pas me fait tressaillir... Il descend !... Je voudrais me sauver... Une force inconnue me retient... « C’est lui ! » me dis-je. En effet... c’est bien lui... Hans, le gendre de Ringel, devenu vieux à son tour... Il a le crâne chauve, les joues creuses, la face sillonnée des rides de l’avarice et peut-être du remords... Il serre les lèvres ; puis, d’un air patelin... souriant... il me demande :

« – Que désire monsieur ?

» – Oh ! rien... je suis entré par simple curiosité... Vous avez un beau moulin, monsieur... me permettez-vous de le visiter ?

» Il ne dit rien et m’observe. Après avoir parcouru la salle inférieure, je traverse le petit pont en face... au-dessus de l’écluse... je suis le bord de la rivière... Voici le sentier... là-bas les roseaux... j’y vais tout tremblant... De grands arbres... de hautes broussailles... quelques roches éparses me reportent vers de lointains souvenirs. La mare est sèche... j’y entre, foulant aux pieds les prêles et les joncs flétris... Enfin, j’arrive à l’endroit que j’ai vu tant de fois dans mes rêves... C’est là, dans ce petit enfoncement, que gisait le mort... Je m’arrête et me perds dans d’immenses et singulières méditations. Puis, me réveillant et frappant du pied la terre : « Oui... oui, me dis-je... c’est ici que je l’ai vu. » En ce moment, un bruit imperceptible me fait tressaillir... Je me retourne, et qu’est-ce que je vois ? le gendre... le meunier... pâle... la bouche frémissante... l’œil étincelant. Il m’avait suivi !...

« – Que faites-vous là ? me dit-il brusquement.

» – Moi... rien... monsieur... je regarde !...

» – Vous regardez !... Que regardez-vous ?

» – Oh ! rien... je voulais voir...

» – Vous n’avez rien à voir ici !

» Comme j’allais répondre, il ajouta d’un ton rude : « Passez votre chemin ! »

» La physionomie de cet homme avait quelque chose d’épouvantable ; un éclair sinistre illuminait son regard... Nous étions seuls... la nuit tombait... je m’empressai d’obéir !

» Telle est l’exacte vérité, Christian ; maintenant, dis-moi, si tu veux, que mon rêve est absurde, qu’il n’a pas le sens commun, tout cela ne m’empêchera pas d’y croire. Oui, Hans a tué son beau-père... j’en suis sûr... je l’affirmerais sous le couteau de la guillotine !...

– Mais alors il faut le dénoncer ! m’écriai-je en me levant... il faut arracher son masque à ce misérable !

– Le dénoncer ! y songes-tu, Christian ?... Pour dénoncer le meunier, il faudrait des preuves matérielles... et ces preuves manquent... Si j’allais raconter mon rêve au vieux procureur Mathias Hertzberg, il me rirait au nez... Peut-être même me ferait-il arrêter et conduire dans une maison de fous... Qu’est-ce qu’un rêve pour les gens raisonnables !... Une divagation de l’esprit pendant le sommeil... rien... moins que rien !

– C’est juste, Elof... c’est juste... Quand on ne comprend pas un fait, on le nie... c’est plus simple que de l’approfondir... La raison est une belle chose !

Nous redescendîmes l’escalier de la bibliothèque tout méditatifs. Cette histoire m’avait bouleversé !